C’est sobre et laconique.
Inaki Aizpitarte et Fred Peneau ont réussi à unir au Chateaubriand la minimale feuille A4 et le vénérable bistro. Un bistro année 30 au caractère bien trempé. La salle est belle, les murs un peu jaunis par le temps et par les fêtes.
Le restaurant est dépouillé, réduit à sa plus simple expression.
Ils habitent le lieu, avec leur équipe, depuis un peu plus de deux ans portés par une énergie hors du commun.
Peint sur le mur au-dessus du bar, le bistrot affiche encore les tarifs des bouteilles de vins vendues dans une autre vie. N’y apparaissent que les Bourgognes et les Bordeaux, les noms des crus, quelques châteaux et les prix en anciens francs. 5 Fr la bouteille de Corton, 2 Fr celle de Médoc. La hiérarchie des crus et leur prix étaient établis une fois pour toutes. Sur un autre mur, un grand tableau noir accueille, écrits à la craie, les noms des vignerons qui travaillent aujourd’hui avec la maison. Deux murs, deux époques, deux rapports au monde : d’un coté les lois (de la gastronomie) gravées dans le marbre, le poids des étiquettes, des habitudes et des certitudes. De l’autre une attention aux singularités, aux individus, à l’éphémère et à la vie.
Le Chateaubriand est une ambassade de la liberté et du mouvement.
Sur le menu la typographie du Chateaubriand, révèle sa filiation, il est peut-être petit-fils d’un saloon émigré de l’Ouest américain. Bon sang ne saurait mentir.
C’est une affaire d’hommes, le service carbure à la testostérone, pas l’ombre d’une femme dans l’équipe. En salle c’est chemises blanches, tabliers blancs noués à la taille, baskets pour aller vite et rasage facultatif. On est loin de la gomina, de l’after-shave et des chaussures brillantes que certains confondent parfois avec la politesse. L’accueil est franc et sincère, attentif aux clients mais pas à l’étiquette.
Pas de nappe immaculée pour nous éloigner du monde mais le bois sombre de la table. Pas de cristal collet monté mais des robustes verres INAO et des bodèga,. Pas d’argenterie pour découper sa viande mais de vrais couteaux à la lame imposante. Pas de fines porcelaines diaphanes et fragiles mais de la vaisselle sobre et rassurante. Pas de chuchotements ni de messes basses mais des éclats de rires, le tintement des verres et la chaleur humaine. Pas de porte entre la cuisine et la salle, pour ne pas séparer les mondes et que circulent les énergies.
Les beaux vieux luminaires baignent la pièce d’une lumière douce et chaleureuse.
Dans des miroirs qui en ont vu d’autres, se reflètent les convives du second service, qui, debout au comptoir, boivent du vin et mangent des charcuteries en attendant qu’une table se libère.
Le restaurant est au cœur de la vie. Ils nous reçoivent chez eux.
La carte des vins tient elle aussi sur deux feuilles de papier libre. Les vins sont « naturels », ni techniquement fabriqués, ni maquillés de bois. Les vignerons qui travaillent dans cet esprit s’associent aux raisins qu’ils cultivent pour donner naissance à des vins libres, singuliers, fidèles à leurs convictions et aux lieux qui les ont portés. L’inverse des vins sans risque que quelques banquiers et assureurs fabriquent dans leurs châteaux. À quoi bon donner naissance à un vin si c’est pour en faire le clone de son grand frère, pour l’élever à la badine et le laisser partir tenu en bride. Les vins naturels ne sont faits que de raisin, nourri d’une terre à l’intégrité respectée. Ils sont optimistes et s’expriment librement. Ils savent la chance d’être vivant au risque même parfois de s’éloigner du droit chemin oenologique. Ici, vous allez voir que les accords mets vins prennent une autre signification.
Franck vient tout près de nous pour annoncer, avec plus de précision, le menu du jour, et s’assurer qu’il convient à chacun.
Le menu dégustation du soir se déroule en cinq étapes. Sur la feuille A4 qui pourrait être détachée d’une éphéméride, sous la liste des plats, il est écrit : menu unique : 43 euros. Le menu est unique car c’est le seul proposé ce jour, il l’est aussi car il n’aura lieu sous cette forme que ce soir. À menu unique, instant unique.
Sur une petite assiette sombre, trois aliments presque intacts se superposent. Au centre, une fine tranche géométrique à la blancheur translucide recueille un petit poireau vert tendre. À la base du minuscule légume, une huître humide et charnue se couche sur le ruban blanc.
L’immaculée blancheur est en fait un peu de charcuterie. Du lard de Colonnata, petit village reculé de la généreuse Toscane. À deux pas de Carrare où depuis mille ans, dans le même marbre qu’utilisait Michel-Ange, la partie grasse du dos d’un porc soigneusement élevé repose pendant six à dix mois dans de grandes conques de roche blanche. Avant cela, il est rapidement frotté avec de l’ail, de la cannelle, de la coriandre, de la noix de muscade, des clous de girofle, de l’anis étoilé, de l’origan et d’autres délicates attentions. Puis ce lard est déposé dans son sarcophage de marbre sur un lit de gros sel marin, de poivres rares concassés, d’ail frais, de sauge et de romarin. Dans le cube blanc reposent plusieurs strates successives de chairs et d’épices. De cette union entre le temps, l’homme et la nature naîtra le gras le plus subtil qui soit, le magnifique et noble lard de Colonnata. Cette maturation est une résurrection païenne de laquelle la chair de porc ensevelie renaîtra sublimée.
Je commence par goûter un morceau de lard. La chaleur de ma bouche le réveille. Il fond doucement et libère délicatement les multiples arômes dont il gardait le fragile souvenir. Lentement, il vient à ma rencontre, sur la pointe des pieds. Il demande de l’attention pour se livrer davantage. Un voile suave et délicat me tapisse l’intérieur du palais.
J’essaye alors le mariage avec l’huître. De la mer, jusqu’ici, ce cochon ne connaissait que le sel. C’est magnifique d’évidence et de simplicité. Presque en silence, le gras iodé du coquillage danse avec celui parfumé du mammifère, se révélant l’un l’autre. Ils ont en commun d’avoir passé du temps entre deux morceaux de roche, l’un dans une conque, l’autre dans une coquille.
Le poireau minuscule a juste un peu grillé dans la poêle, sans matières grasses, avec sa seule humidité. Il y est légèrement torréfié. Ses sucs caramélisent à peine. Le légume garde du croquant et perd un peu de son agressivité. Il apporte la touche végétale, lui, le cousin de l’échalote qui s’accorde si bien aux huîtres ou à la viande.
Le lard, l’huître et le poireau sont si peu transformés qu’ils sont libres et presque nus. La texture moelleuse et la douce granulosité du lard se redressent au contact ligneux et tendu du poireau. L’ampleur humide de l’huître saline irrigue le plat qui offre sa douce et sage puissance, intuition magnifique du cuisinier.
Saint-jacques, litchis, betteraves.
Un coquillage, un fruit exotique et une racine réunis dans une assiette.
Les noix de Saint-Jacques sont crues et détaillées en beaux morceaux. Des lanières de litchis dénoyautés sont déposées sur la chair des coquilles. Les betteraves proviennent de variétés anciennes un peu oubliées, elles sont cuites et servies à température ambiante. Il y en a des jaunes, des rouges orangées et un morceau de rouge sombre et profond. C’est certainement de
la crapaudine, très ancienne betterave plus sombre, plus sucrée et plus allongée que celle qui nous est familière. Elles forment des triangles multicolores. Trois cuillerées d’une purée de betterave froide, de couleur vieux rose encadrent ce chaos organisé.
Quel étrange équipage, je suis curieux et impatient d’y goûter pour savoir comment s’établira le dialogue avec ces inconnus, entre eux d’abord et avec moi ensuite.
Au delà des certitudes et des a priori l’accord se révèle magnifique d’évidence et de simplicité. La coquille vient d’être ouverte et furtivement assaisonnée, si fraîche et iodée, elle distille un petit goût de jeune noisette un peu sucré. Le litchi de la Réunion qui vivait sur son arbre quelques heures auparavant est juste déshabillé de sa peau d’écailles roses. Pudique, la chair du fruit à la pâleur translucide offre au coquillage ses parfums de roses fraîches. L’ancestrale betterave, racine dinosaure, puise si loin dans la terre qu’elle y rejoint la mer et l’iode dans un parfait équilibre. Elle apporte sa force. La ronde acidité d’un balsamique blanc très pur impose son rythme, sa vivacité et met le plat en mouvement.
Le litchi et la saint Jacques, au delà de leurs différences, ont le même aspect, la même couleur, la même température et des textures voisines. La purée de betterave arbore curieusement la teinte de la peau du litchi disparue. La racine profonde, le fruit de mer et le fruit de l’air s’entendent à merveille. Sur une crête minuscule, leurs forces terreuses, sucrées, iodées et florales s’agitent joyeusement.
Nous sommes au cœur de l’assiette, en contact direct avec les aliments que rien ne sépare. Leur union est naturelle, sans l’entremise autoritaire d’une sauce, sans la violence d’une cuisson. L’assiette n’a pour nom que les aliments qui la composent sans appellation prétentieuse qui dirige le regard et impose l’interprétation.
Juste de la sauvagerie à peine apprivoisée.
C’est brut, intime et franc. Et malgré sa puissance, le plat porte en lui une infinie délicatesse.
C’est sûrement cela que mangeaient les sirènes qui chantaient pour Ulysse.
Cabillaud, cari de carottes, agrumes.
Blanches, jaunes, oranges, petites, grosses, entières, en morceaux ou en fines tranches, les carottes sont à la base de cette assiette. Un îlot d’humidité se dessine sous elles. À vif, des quartiers de pamplemousses roses et jaunes se mêlent à la composition. Un crumble de pistache et de sucre roux, quelques raisins secs gorgés de bouillon recouvrent en partie la peau dorée d’un cabillaud.
Pourtant, l’essentiel du plat reste invisible. C’est le cari, l’autre nom du curry, le mélange d’épices réchauffe l’assiette et la propulse loin de la grisaille et des frimas du décembre d’ici. Le dosage d’épices est parfait, la bouche s’emplie d’une chaleur intense et précise, le feu doux ne brûle pas la langue, mais balise le palais qui semble s’agrandir en gagnant les tropiques.
Cari désigne aussi les plats colorés par ce mélange, les ingrédients y sont souvent nappés d’une sauce jaune orangée qui transporte les goûts et affirme l’identité. Ici, ce sont les carottes qui endossent ce rôle pictural. La palette est chaude et ensoleillée, du jaune très pâle au rouge-orangé, les mêmes couleurs exactement que celles qui composent les currys. Le jaune vif du curcuma, le jaune orangé du safran. Le parfum des épices est omniprésent. Il n’y a ici, pourtant, aucune sauce colorée mais juste la transparente humidité d’un jus. Inaki, une fois encore, réussit à se passer de cette liaison autoritaire. Il parvient à intégrer l’identité et la complexité du cari à l’intérieur même de la racine orangée.
La chair délicieuse du cabillaud reste immaculée, la mer y est préservée. La cuisson sur un fil enferme l’humidité. La douce texture du muscle blanc affirme sa propre présence. La peau dorée et croustillante torréfie l’iode qu’elle concentre.
La farine, le sucre roux, le beurre et la pistache du crumble créent une texture à la fois croquante et moelleuse. Le mélange, par ses couleurs et sa texture, m’évoque fortement la présence d’un sable mouillé dans lequel la mer qui se retire ruisselle encore. Les sables des mers du sud ou ceux qui ont vu pousser les carottes. Une version du cabillaud meunière dont le sable ensoleillé remplacerait la triste farine.
Le pamplemousse emporte le poisson au bord de l’amer. On croque du fruit. L’acidité des agrumes vient réveiller les sucres de la carotte et du crumble, qui comme un baume arrondissent le piquant des épices pour leur offrir de l’épaisseur. Les raisins secs sont des grains de soleil recroquevillés.
L’ailleurs d’Inaki n’est pas géographiquement localisable, il se trouve sûrement sous des latitudes proches de l’île des enfants perdus.
La douceur du feu de ce plat nous rapproche du soleil sans nous brûler les ailes.
Veau d’Hugo, racines, champignons.
Une ligne claire sur une assiette sombre : des graines de sarrasin, une purée d’héliantis, du champignon de Paris, de la truffe noire du Périgord, du pourpier, un beau morceau de veau et un condiment thaïlandais.
Veau d’Hugo, annonce le menu. Hugo, c’est Hugo Desnoyers, le boucher passionné qui choisit ses animaux sur pied pour les voir vivre et évoluer dans leur environnement. Connaître réellement l’origine d’une bête ne se résume pas à connaître ses papiers administratifs. C’est rencontrer son éleveur, connaître son travail, bénéficier de son expérience. La mondialisation et les réglementations ne facilitent plus les rapports humains. La cuisine, quand elle est belle, est faite de chaleur humaine. La table est un lieu de partage, de confiance et de fête. Quand un éleveur confie ses bêtes à un boucher, il lui passe le témoin, pour que son travail d’exigence et d’attention ne se perde pas en chemin. Pour que le sacrifice ne soit pas vain. Et lorsque pour nous, l’animal devient viande, il faut lui porter le plus grand respect. Le boucher connaît si bien cela, qu’avant de présenter sa viande, il la porte à maturation pour la servir à son meilleur. C’est maintenant au cuisinier, conscient de cette longue chaîne, d’apporter son savoir et sa sensibilité.
C’est un « veau de lait sous la mère », né dans le Limousin. Sa mère vit dans les pâturages. Cette herbe donnera le lait, nourriture exclusive de son veau, qui tète loin des méthodes anonymes de l’industrie agroalimentaire. L’animal est ancré dans son terroir du limousin, enraciné dans son histoire, élevé par des hommes qui aiment leur nature.
C’est justement avec une racine, l’héliantis, qu’Inaki nous le sert. Il s’agit d’un frère oublié et méconnu du topinambour. Il est pourtant encore plus subtil et plus fin que ce délicieux rhizome. Cette purée blanche et onctueuse au goût d’artichaut légèrement sucré s’accorde avec noblesse et retenue à la viande blanche si délicate. La cuisson rosée conserve intacte la tendreté de cette chair douce.
Un disque blanc de champignon de paris offre son moelleux et sa saveur discrète. Posée sur lui, aussi sombre que la purée est claire, la truffe noire exhale ses parfums puissants et complexes. Son odeur est très difficile à cerner tant s’y mêlent les champignons, les humeurs, l’animal, la terre et même les hydrocarbures. La truffe est un champignon, l’amie intime des racines. La goûter, c’est entrevoir l’âge du monde.
Sur la purée, une poignée de graines de sarrasin répond visuellement au condiment Thaï qui orne la pièce de veau et magnifie l’assiette par ce mélange d’échalotes, de soja, de gingembre et de citronnelle. Ce petit condiment apporte quelques éclats acidulés d’une lumière de fête. Les fragiles feuilles de pourpier ramènent nos pas dans la fraîcheur humide d’une herbe verte.
C’est sobre, bon, beau, droit, plein de noblesse et de retenue.
L’assiette est un microcosme, une parcelle, un champ, où vivent des racines, des truffes, des graines, de l’herbe, des champignons, des veaux.
Avocats, ananas, grué.
Comme le veau qui me paraissait avoir beaucoup de valeurs communes avec le lard de Colonnata et son huître, ce dessert me semble partager les mêmes territoires que ceux dans lesquels évoluait le cabillaud.
Un Sabayon de citron, du fruit de la passion, de l’ananas, de l’avocat, une tuile au grué. Le grué est le produit du concassage des fèves de cacao torréfiées, qui, après des heures de broyage mécanique, donnera la pâte de cacao.
Voyage en territoires imaginaires, vers ceux qui joignent les tropiques à l’équateur, là où l’on retrouve la nature luxuriante d’un paradis perdu. Un trip sous acide.
C’est un jeu de textures, un dégradé de couleurs qui va du jaune au vert, un éventail de goûts acidulés.
L’onctueux sabayon de citron, prêt à envahir la totalité du récipient, est contenu par la tuile au grué qui sépare le bol en deux parties. Les fèves de cacao torréfiées croquent sous la dent, semblables à des éclats d’écorces cuivrées ou d’un sol de terre rouge. Elles portent en elle l’astringence, l’amertume et la rudesse que le caramel de la tuile adoucit. Les quelques grammes de sucre de ce dessert résident uniquement dans le sabayon tonique et dans la tuile translucide.
De l’autre coté de la tuile, comme une vague prête à se briser, une très fine tranche d’ananas frais recouvre la crème verte d’avocat riche et luisante. Au dessus, la moiteur des graines noires de fruit de la passion, engluées dans une pulpe acide au teint d’or, évoquent les œufs qu’une rainette aurait déposés là.
L’ananas et la passion y sont au naturel, ni sucrés, ni transformés. Le cacao est l’état sauvage.
Le citron et l’avocat sont juste un peu travaillés pour mettre en évidence une facette de leur personnalité, pour que ce dessert soit une fête. Le carnaval de Rio ?
Ce dessert est une salade de fruits évocatrice et cohérente. Elle révèle et ordonne la multiplicité des goûts et les textures changeantes que porte la nature.
Inaki, autodidacte, a échappé aux années de formations normatives et castratrices. Sa vision de la cuisine n’est pas pétrie de certitudes ni balisée par des tabous. C’est au gré des rencontres, des voyages et des lectures, qu’il s’invente une cuisine comme territoire de jeu. La liberté est une chance mais elle a son prix : il faut tracer sa route, choisir à chaque instant, éviter l’épuisement, garder son équilibre et être responsable.
C’est justement ce que j’aime manger au Chateaubriand, de l’équilibre, du risque, de la liberté et des incertitudes. La cuisine y est libre et changeante, les aliments toujours au plus proche de leur état sauvage pour un échange intime entre eux et nous. Le menu de demain ne sera pas celui d’aujourd’hui, tout s’invente souvent sous nos yeux. L’exquise esquisse aux antipodes d’un maniérisme lénifiant. Le plaisir des cuisiniers qui cherchent encore alors que la salle est pleine. Ce geste est plein de générosité et de respect pour les clients. Quoi de plus beau qu’une cuisine d’équilibriste qui refuse les filets et les assurances des recettes éprouvées.
Le Chateaubriand offre les plus beaux produits, issus de fournisseurs exigeants et passionnés, au plus proche de la saison et des opportunités, puisque la carte n’impose rien au cuisinier. Inaki a confiance en ses produits. Il les laisse les plus libres possible, libres de s’exprimer. L’ingrédient n’est pas réduit à obéir et à se taire sous l’autorité d’un chef. Le cuisinier sait simplement faire le geste minimal et juste. Trancher, révéler, juxtaposer pour permettre le dialogue et laisser passer la lumière. Pour briser le moins d’ampoules sur la grande guirlande aromatique qu’offre le monde. « Less is more », en faire moins c’est offrir plus.
Dans l’assiette, pas de chichis ni de médiateurs polis qui assurent la communication entre les aliments. Habituellement, en cuisine, les liaisons (les sauces par exemple) comblent les écarts entre les éléments d’un plat, gomment leurs différences. C’est dommage, car plus l’écart est grand, plus la rencontre, si elle est féconde, sera intense et fulgurante. Rencontrer l’Autre est tellement bon, se laisser entrainer loin de nous-même est notre oxygène. Manger au Chateaubriand, c’est aussi faire l’expérience de l’altérité.
« Fais toi plaisir » répond souvent Inaki, enfant sauvage de la cuisine, à qui lui demande conseil. Le plaisir et la liberté de celui qui cuisine seront le plaisir et la liberté de celui qui mange. Leurs assiettes sobres et intenses laissent une place importante à ceux qui les reçoivent, à leurs sensibilités et à leurs intelligences.
Dernier clin d’œil, Chateaubriand est évidement l’un des pères du romantisme français. La définition de ce mouvement artistique est assez troublante : « rupture avec les règles et les modèles, retour à la nature, recherche de la beauté, développement de la sensibilité individuelle, prédominances des passions contre la raison ». Il devait y avoir quelque chose de programmatique, dans le choix de ce restaurant, qui portait déjà son nom.
L’âme de l’écrivain susurre peut-être quelques paroles aux oreilles de ceux qui y travaillent.
Fred, Inaki et leurs équipiers ont créé ce restaurant d’une grande cohérence qui incarne un rapport au monde. La cuisine et la salle sont à la fois fraîches, frondeuses, énergiques, nerveuses, ouvertes, alertes, urgentes, précises, concentrées, intuitives et spontanées.
Merci à eux de nous offrir cela.
Matthieu Jauniau-Dallier